Les tempéraments dans l'histoire

En termes musicaux, un son va aussi se définir par rapport à sa justesse, c’est-à-dire selon sa place dans une échelle de sons. Ces échelles ou gammes sont établies non pas de façon linéaire (additive), mais relative. Il faut comprendre que les notes s’arrangent dans la gamme les unes par rapport aux autres et non pas selon un schéma 1+1+1... La notion de suite se construit à partir d’une fondamentale et selon ses fractions. Soit 1 la note fondamentale, 1/2 sonne à l’octave (consonance), 2/3 à la quinte, 3/4 à la quarte, 4/5 à la tierce majeure, 5/6 à la tierce mineure. Ces relations fractionnaires proviennent de la nature physique des ondes sonores. C’est ce qu’on appelle l’harmonie. Les notes pour constituer un langage doivent se combiner entre elles (en grec, harmozein). L’harmonie est donc une combinatoire cohérente des caractéristiques physiques des sons. Le tout est de s’entendre sur la meilleure combinatoire. C’est toute la question des échelles musicales.

Histoire du tempérament

Cette histoire commence (arbitrairement) au moment où, dans l’Antiquité, les Grecs, épris de rationalité, ont cherché à formaliser une « gamme » d’après les qualités physiques de la musique, jusque-là empirique. Une échelle musicale fut ainsi bâtie sur le raisonnement, en multipliant par 3/2 la fréquence fondamentale, c'est-à-dire en réalisant une échelle en quinte parfaite, réduite à l'intérieur d'un intervalle de quarte (et non sur une échelle octaviante comme la nôtre).

Gammes et tempéraments utilisés en Occident, chronologiquement :

  • Pour la musique médiévale (et avant), la gamme pythagoricienne.

  • Pour la musique de la Renaissance, le tempérament mésotonique à tierces pures.
  • Pour la musique baroque, entre la Renaissance et la fin du XVIIIe s., ont été utilisés des tempéraments inégaux (dits aussi irréguliers ou baroques). Leurs caractéristiques répondent à un soucis d’expressivité (changements de couleur tonale autour d'une tonalité centrale). Le plus utilisé de nos jours dans la pratique de la musique baroque est le tempérament dit de Vallotti (ou « Tartini-Vallotti »), en raison de son caractère peu marqué, et donc plus universel.
  • À partir de la musique romantique (XIXe s.) jusqu'à aujourd'hui, le tempérament égal est devenu la règle.
  • Enfin, citons pour la musique contemporaine, outre l'utilisation du tempérament égal courant, l'invention de systèmes complexes ou novateurs, souvent nourris au sein de la science mathématique.

La gamme pythagoricienne

Pythagore, cherchant à s’approcher de la consonance parfaite (l’octave) à partir de la proportion simple de la quinte (3/2), mit en évidence le cycle des quintes, qui sert de principe à l’accord. Mais, en partant d'une note donnée, douze quintes diffèrent quelque peu de sept octaves. L'écart (de l'ordre d'un huitième de ton) est le comma pythagoricien ou ditonique.

En partant d'une note donnée, quatre quintes successives ne donnent pas du tout une tierce pure. Par exemple, la succession des quintes do-sol-ré-la-mi donne un mi qui est très différent de celui obtenu par une tierce pure. L'écart est ici le comma syntonique.

Dans la pratique, le cycle des quintes aboutit à ce que si# est plus aigu que do : ledit comma pythagoricien. Bigre ! Cela se résout en acceptant une quinte mi#-si# plus petite, la fameuse « quinte du loup ». Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que dans la gamme dite pythagoricienne un do# n’est pas un ré b, qu’un mi b n’équivaut pas à un ré#, etc. Il n’y a donc pas d’enharmonie.

     La gamme pythagoricienne comporte :

11 quintes pures, plus la quinte du loup = 12 demi-tons chromatiques

8 tierces majeures pythagoriciennes plus grandes que la tierce pure d'un comma syntonique, et 4 tierces majeures très consonantes plus petites que la tierce pure d'un schisma (différence entre le comma syntonique et le comma pythagoricien).

Le tempérament mésotonique

Sautons allègrement quelques siècles et autres péripéties, pour faire cas des « tempéraments mésotoniques » (XVIe s.). L'idée de ces « tempéraments » est de diminuer toutes les quintes d'une certaine fraction du comma syntonique, de façon à rendre plus pures les tierces majeures sans pour autant trop fausser les quintes (l'écart résiduel venant du comma pythagoricien qui reste alors toujours concentré sur la quinte du loup).

Puisque la correction s'applique uniformément à toutes les quintes, les tierces majeures engendrées restent toujours égales à deux tons majeurs (les proportions sont conservées), ce qui n'est pas le cas avec les tempéraments inégaux. C'est cette propriété du « ton moyen » qui est à l'origine du terme « mésotonique » – on utilise aussi l'expression « tempérament régulier ».

Le tempérament mésotonique à quart de comma syntonique est le plus utilisé. S'il rend les tierces plus pures, il fausse légèrement les quintes (ainsi d'ailleurs que les quartes), et ceci n'est pas indifférent, car l'oreille est plus sensible à la pureté des quintes qu'à celle des tierces.

Le tempérament inégal

Or, voici que ce décalage des quintes bousille un peu l’impression d’harmonie tant recherchée depuis Pythagore. L’idée de bonne harmonie procède de l’observation que tous les intervalles ne sont pas employés de façon équivalente. On va donc essayer de réduire les effets indésirables du comma syntonique, voire du comma pythagoricien, en les divisant de telle manière qu'on améliore la qualité de certains intervalles de quintes (donc de tierces), les intervalles les moins pratiqués pouvant se satisfaire de consonances moins bonnes.

À propos du clavecin et du clavicorde, Carl Philip Emmanuel Bach écrit : « Les deux sortes d'instruments doivent être bien tempérées : en accordant les quartes et les quintes, avec les tierces majeures et mineures et les accords complets pour preuves, il faut affaiblir un tant soit peu la justesse des quintes, en sorte que l'oreille la perçoive à peine et que les vingt-quatre tons soient tous utilisables. »

Les possibilités sont extrêmement nombreuses et cette étude a mobilisé un grand nombre de théoriciens aux XVIIe et XVIIIe siècles, chacun proposant sa propre solution censée représenter le meilleur compromis : Werkmeister, Chaumont, Kirnberger, Rameau, Vallotti, etc.

Dans le cadre d'un tempérament inégal, toutes les quintes (et conséquemment toutes les tierces) n'ont pas la même valeur en termes de rapports de fréquences : chaque tonalité possède donc une « couleur sonore » émotionnelle particulière. Joie, tristesse, sérénité, mélancolie, etc. s'expriment dans le choix de tonalités censées mieux les représenter : ce critère est mis en pratique par les grands compositeurs tels que Bach, Couperin ou Charpentier, qui y attachent beaucoup d'importance. Tous ne s'accordent d'ailleurs pas exactement sur le caractère prêté à chaque tonalité. Le choix du tempérament utilisé peut, à l'inverse, être déterminé par la tonalité adoptée et les modulations envisagées au cours d'une même pièce, certains étant mieux appropriés que d'autres.

La gamme égale

Ces préoccupations ont complètement disparu depuis que la gamme tempérée égale (12 demi-tons chromatiques égaux y divisent l’octave) a été adoptée de façon quasi universelle par les compositeurs. Mais dans la gamme égale rien n’est juste (tous les intervalles sont faux). Et, surtout, puisqu’elle rend équivalentes toutes les tonalités en termes d’expressivité, elle en annule les couleurs émotionnelles. Toutes les transpositions y sont possibles, mais celles-ci ne représentent plus qu’un décalage de hauteur, sans aucune valeur affective.

Les tempéraments inégaux restent particulièrement adaptés à l'exécution du répertoire baroque, et les ensembles spécialisés les pratiquent couramment. L’orgue de Saint-Thibaut garde, quant à lui, une prédilection pour l’expressivité, aux dépens de l’universalité. C'est pourquoi, lors de sa réharmonisation, nous avons opté pour un tempérament inégal utilisé en Allemagne au XVIIIe siècle. Qui, à l'usage, s'avère être un bon compromis entre coloration harmonique et pratique des modulations dans les 24 tonalités.

© Patrice Launay